Poésie·Réflexions

Stances sur la Retraite

Philippe, il faut penser à faire la retraite  :La réforme à cette heure est bien moins qu’imparfaite,Et ton âge pivot nous conduit à la mort…Nous avons trop bossé dans le champ de ce monde,Pour qu’encore étant vieux, doublement on nous tonde.Il est temps de jouir d’un peu de vrai confort.

Avec un titre pareil, il était difficile de résister à un début de parodie, et il ne tiendrait qu’à un pamphlétaire plus fertile et plus déterminé que nous de la continuer, car les Stances sur la Retraite existent réellement, elles sont un des plus beaux poèmes du xviie siècle, écrit par Honorat de Racan.

Il faut préciser qu’à son époque le concept que tout citoyen puisse à partir d’un certain âge cesser de travailler, tout en restant payé, était inconnu, sauf pour les nobles et les ecclésiastiques. Prendre sa retraite, se retirer, signifiait alors quitter la cour et les salons, pour s’installer à la campagne. Les stances de Racan, à cent lieues de revendiquer un quelconque statut social, veulent seulement exprimer le besoin de fuir la vanité d’un monde factice, pour retrouver le bonheur de méditer en paix, au sein des beautés de la nature.

Ces vers de nos jours pourraient tinter à plusieurs oreilles comme une grinçante utopie, car qui peut se permettre un pareil rêve ? Ils sont cependant magnifiques, et le chrétien qui reste persuadé que toute source de vraie beauté remonte au Créateur, peut en tirer profit pour sa santé spirituelle ; notamment en remarquant deux choses :

Tout d’abord, qu’en cette fin d’année, l’idyllique pastorale, lui rappelle les innombrables bénédictions dont la providence divine l’a entouré. Vraiment, s’il compare sa situation avec celle des millions de miséreux, ne serait-il pas confus de se plaindre ? Les merveilles de la science et de la production de masse nous ont fait oublier dans quel dénuement vivaient nos arrière-grand-parents, et tous nos aïeux avant eux. Retraite minime ou forte, vivre sans être obligé de travailler, aucun d’eux ne pouvait se le permettre.

Ensuite, le chrétien se dit que le bonheur de ne rien faire, n’est pas qu’un luxe de riches, mais dans une large mesure une nécessité de l’âme humaine. Cette révolution industrielle qui nous a inondé de tant de commodités matérielles, nous a aussi volé des biens sans doute plus précieux : le calme et le temps. A l’époque de Jésus, les gens étaient très pauvres ; mais ils travaillaient moins, parce qu’ils se contentaient de la nourriture et du vêtement, et qu’ils vivaient au rythme des jours et des saisons. Comment croit-on que le Fils de l’homme aurait pu développer ses admirables paraboles, s’il n’avait passé de longues heures à observer et à méditer, dans les agréables déserts, dans la plaisante solitude, des vallons des fleuves et des rochers qu’évoquent si admirablement les alexandrins de Racan ? Alors oui, le poème est un songe, mais un songe qu’il est permis de poursuivre les yeux ouverts, et qui trouvera un jour sa pleine réalité.

Honorat de Racan, bien qu’ayant guerroyé contre les protestants, épée à la main, était autant qu’on en puisse juger un chrétien sincère. Il a paraphrasé en vers tout le psautier. Nous donnons plus bas après les Stances sur la Retraite, deux exemples, le Psaume 117 et le 8. L’illustration est un tableau du peintre américain Robert Scott Duncanson (1821-1872)

Stances sur la Retraite

Thirsis, il faut penser à faire la retraite  :La course de nos jours est plus qu’à demi faite.L’âge insensiblement nous conduit à la mort.Nous avons assez vu sur la mer de ce mondeErrer au gré des flots notre nef vagabonde  ; Il est temps de jouir des délices du port.
Le bien de la fortune est un bien périssable ; Quand on bâtit sur elle on bâtit sur le sable.Plus on est élevé, plus on court de dangers  :Les grands pins sont en butte aux coups de la tempêteEt la rage des vents brise plutôt le faîteDes maisons de nos rois que les toits des bergers.
Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoireEffacer pour jamais ce vain espoir de gloireDont l’inutile soin traverse nos plaisirs, Et qui, loin, retiré de la foule importune, Vivant dans sa maison content de sa fortune, A selon son pouvoir mesuré ses désirs.
Il laboure le champ que labourait son père  ; Il ne s’informe point de ce qu’on délibèreDans ces graves conseils d’affaires accablés  ; Il voit sans intérêt la mer grosse d’orages, Et n’observe des vents les sinistres présagesQue pour le soin qu’il a du salut de ses blés.
Roi des passions, il a ce qu’il désire, Son fertile domaine est son petit empire  ; Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau  ; Ses champs et ses jardins sont autant de provinces, Et sans porter envie à la pompe des princes, Se contente chez lui de les voir en tableau.
Il voit de toute part combler d’heur sa famine, La javelle à plein poing tomber sous la faucille, Le vendangeur ployer sous le faix des paniers  ; Et semble qu’à l’envi les fertiles montagnes, Les humides vallons et les grasses campagnesS’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.
Il suit aucunes fois un cerf par les foulées, Dans ces vieilles forêts du peuple reculéesEt qui même du jour ignorent le flambeau  ; Aucunes fois des chiens il suit les voix confusesEt voit enfin le lièvre, après toutes ses ruses, Du lieu de sa naissance en faire son tombeau.
Tantôt il se promène au long des fontaines, De qui les petits flots font luire dans les plainesL’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons  ; Tantôt il se repose avecque les bergèresSur des lits naturels de mousse et de fougères, Qui n’ont d’autres rideaux que l’ombre des buissons.
Il soupire en repos l’ennui de sa vieillesseDans ce même foyer où sa tendre jeunesseA vu dans le berceau ses bras emmaillotés.Il tient par les moissons registre des années, Et voit de temps en temps, leurs courses enchaînées, Vieillir avecque lui les bois qu’il a plantés.
Il ne va point fouiller aux terres inconnues, A la merci des vents et des ondes chenues, Ce que nature avare a caché de trésors, Et ne recherche point, pour honorer sa vie, De plus illustre mort ni plus digne d’envieQue de mourir au lit où ses pères sont morts.
Il contemple du port les insolentes ragesDes vents de la faveur, auteurs de nos orages, Allumer des mutins les desseins factieux, Et voit en un clin d’œil, par un contraire échange, L’un déchiré du peuple au milieu de la fange, Et l’autre en même temps élevé dans les cieux.
S’il ne possède point ces maisons magnifiques, Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques, Où la magnificence étale ses attraits, Il jouit des beautés qu’ont les saisons nouvelles, Il voit de la verdure et des fleurs naturellesQu’en ces riches lambris l’on ne voit qu’en portraits.
Crois-moi, retirons-nous hors de la multitudeEt vivons désormais loin de la servitudeDe ces palais dorés où tout le monde accourt.Sous un chêne élevé, les arbrisseaux s’ennuientEt devant le soleil tous les astres s’enfuientDe peur d’être obligés de lui faire la cour.
Après qu’on a suivi sans aucune assuranceCette vaine faveur qui nous paît d’espérance, L’envie en un moment tous nos desseins détruit.Ce n’est qu’une fumée, il n’est rien de si frêle  ; Sa plus belle moisson est sujette à la grêleEt souvent elle n’a que des fleurs pour du fruit.
Agréables déserts, séjour de l’innocence, Où, loin des vanités, de la magnificence, Commence mon repos et finit mon tourment, Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude, Si vous fûtes témoins de mon inquiétude, Soyez-le désormais de mon contentement.

Honorat de Racan
(1589-1670)
Psaume 117

Vous sur qui le soleil pousse l’aube et la suit, Vous sur qui sa lumière est au soir effacée, Vous sur qui sa chaleur, justement dispensée, Sous un air tempéré l’abondance produit  ;
Vous pour qui le soleil brûle plus qu’il ne luit, Quand sa flamme est à plomb comme foudre lancée  ; Vous, habitants du Nord, qui, sous l’Ourse glacée, Faites l’an d’un seul jour et d’une seule nuit  ;
Vous tous que le Seigneur a créés pour sa gloire, Vous tous qui de son nom honorez la mémoire, Admirez sa puissance, à qui tout se soumet  ;
Et pour l’éternité que les cœurs des fidèlesS’offrent également au seul qui leur prometA tous également ses grâces éternelles.

Psaume 8

O sagesse éternelle, à qui cet universDoit le nombre infini des miracles diversQu’on voit également sur la terre et sur l’onde ! Mon Dieu, mon Créateur, Que ta magnificence étonne tout le monde, Et que le ciel est bas au prix de ta hauteur  !
Quelques blasphémateurs, oppresseurs d’innocents, A qui l’excès d’orgueil a fait perdre le sens, De profanes discours ta puissance rabaissent ; Mais la naïvetéDont même au berceau les enfants te confessentClôt-elle pas la bouche à leur impiété  ?
Pour moi, toutes les fois que j’arrête les yeuxA voir les ornements dont tu pares les cieux, Tu me sembles si grand, et nous si peu de chose, Que mon entendementNe peut s’imaginer quelle amour te disposeA nous favoriser d’un regard seulement.
Il n’est faiblesse égale à nos infirmités, Nos plus sages discours ne sont que vanités, Et nos sens corrompus n’ont goût qu’à des ordures  ; Toutefois, ô bon Dieu  ! Nous te sommes si chers qu’entre tes créatures, Si l’ange est le premier, l’homme a le second lieu.
Quelles marques d’honneur se peuvent ajouterA ce comble de gloire où tu l’as fait monter  ? Et pour obtenir mieux quel souhait peut-il faire, Lui que jusqu’au ponant, Depuis où le soleil vient dessus l’hémisphère, Ton absolu pouvoir a fait son lieutenant  ?
Si tôt que le besoin excite son désir, Qu’est-ce qu’en ta largesse il ne trouve à choisir  ? Et, par ton règlement, l’air, la mer et la terreN’entretiennent-ils pasUne secrète loi de se faire la guerreA qui de plus de mets fournira ses repas  ?
Certes, je ne puis faire, en ce ravissement, Que rappeler mon âme et dire bassement  :O sagesse éternelle, en merveilles féconde  ! Mon Dieu, mon Créateur, Que ta magnificence étonne tout le monde, Et que le ciel est bas au prix de ta hauteur  !

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